publié le 14 janvier 1995 à 0h18
en six points de vue Six revues internationales de design ont eu la bonne idée de choisir chacune un designer pour représenter leur pays et montrer un échantillon de leurs travaux au Salon du meuble. Jeudi dernier, pendant une séance de vidéo et de diapositives, chaque revue présentait son protégé à une audience professionnelle. Dans cette petite planète cosmopolite, on trouvait surprise et déception. Jorge Pensi (choisi par la revue espagnole On Diseno) s’est fait connaître par une chaise de café moulée en métal, bien pensée. Mais le reste de ses travaux n’encourageait aucune curiosité, alors que l’époque «Movida» de l’après-franquisme avait fait espérer un grand bouleversement hispanique. Même chose pour Henrik Tengler (avec la revue Rum & Form du Danemark). Après des images touchantes sur son portrait d’enfant, son studio et sa voiture française ou des effets de matière, il déclinait son regret de vivre dans un pays assez conventionnel. Seule intriguait sa première chaise conçue dans l’enceinte de son école en bois plié et système d’ajustement métallique habile. Sinon, l’ennui et encore l’ennui.
Tout à l’opposé se situent Klaus-Achim Heine et Uwe Fischer du groupe Ginbande (présentés par Design Report en Allemagne). Professeurs tous les deux, ils ont une tête qui marche vite, d’une belle intelligence conceptuelle. Leurs travaux sont basés sur une souplesse d’intervention qui pratique l’élasticité de l’objet. On trouve la table Tabula Rasa pour dîner, elle peut servir à deux ou vingt personnes. Comment? Un système de croisillon l’allonge presque indéfiniment ou la range dans sa boîte. On leur demande constamment de l’éditer. Mais non, ils ne veulent pas, pour eux c’est juste une idée. Tout à fait brillante. Même système d’élongation pour leur dernier projet, un plafonnier muni de cinq petits néons, Take Five, qu’on étire comme ces miroirs de rasage ou de maquillage, pour moduler l’encombrement. Il y a aussi cette table Picnic dont les bâtons libres qui forment les pieds retenus par un anneau s’emportent sous le bras. Chaque objet est dessiné au minimum d’un projet, comme s’il voulait exister le moins possible, passer inaperçu et au maximum de sa jouissance transformable. Avec leurs expériences qui se situent à la limite du design, ils font penser aux artistes conceptuels ou minimalistes. Antonio Citterio (désigné avec peu de risque par Interni, pourtant une excellente revue italienne) est ce qu’on appelle une «signature italienne». D’obédience moderniste-astucieuse, il jette en grande quantité sur le marché international des objets bien faits, bien conçus, bien vendables, bien acceptés, bien propres sur eux. Sa tactique, c’est d’être en harmonie avec son époque, de coller à la demande et au goût de son client. Idéal? Pas vraiment. Ce jour-là, il faisait le numéro imparable du designer-architecte très à l’aise, ne questionnant d’aucune façon son long cursus doré sur tranche. Enumérant toutes les villes du monde où il a conçu les boutiques Esprit, comme un guide du bus Cityrama. Tout en soulignant «l’understatement» glissé sous chaque tenon et mortaise. Mais il était difficile d’apercevoir ce côté allusif, implicite ou elliptique dans ses objets, si bien cadencés pour plaire au grand public. Seuls émergent un de ses premiers projets, un rangement bas, rigoureux et léger, et surtout une table roulante rétractable parfaite, qu’il a été forcé de dessiner parce que sa femme hurlait de ne pas trouver de modèle satisfaisant sur le marché. Créer par fax L’attraction venait ce jour-là de la vidéo malhérienne, onirique et touchante de Sinya Okayama (repéré par le magazine Wind au Japon), qui s’achève sur un hommage au regretté Shiro Kuramata. Le divertissement se déployait avec bonheur grâce à cette belle idée planétaire: travailler à distance avec la star du design Alessandro Mendini. L’Italien lui envoie un fax en dessinant la moitié d’un objet en traçant le reste en pointillé avec un point d’interrogation. Le Japonais complète les pointillés et de ce cadavre exquis, cher aux surréalistes, naît un objet complet et hybride. Bel exemple du métissage culturel, temporel, et du joint entre deux générations. Quant à Martin Szekely (notre Français présenté par Intramuros), il a joué la carte sobrissime, presque muet, comme dans un film de Buster Keaton, faisant défiler quantité de projets conçus sur le mode «artisan» ou «industriel». S’en dégageait le simple plaisir de l’invention mise en forme comme une opération de séduction. Notamment avec un splendide pylône haute tension de 31 mètres de haut pour EDF, dessiné en bois comme un mât de cocagne. Le design comme mât de cocagne, une métaphore alléchante. Pascaline CUVELIER (1) Salon du meuble, porte de Versailles, jusqu’au 16 janvier. Journée grand public aujourd’hui samedi. Les six designers sont exposés Hall 3, «Art de vivre», près du stand du VIA.