Christine Fauré

Pascaline Cuvelier au travail dans Parole !

Par Christine Fauré

Pascaline Cuvelier est née le 29 mars 1944 ; elle nous a quitté le 11 mars 2021, frappée par la Covid 19 à l’hôpital où elle était entrée pour des problèmes moteurs. Devenue hémiplégique, elle avait retrouvé la parole à force de courage et de détermination. Elle était fière de sa reconquête du langage sur la maladie.

Parole ! fut son dernier fait d’armes dans le féminisme mais pas le premier.

J’ai rencontré Pascaline, fin 1970, dans le groupe dit Psych et Po qui se réunissait rue des Saints Pères à Paris, autour d’Antoinette Fouque. Ce groupe avait des prétentions théoriques anti-lacaniennes. Pascaline y venait parfois ; elle me demanda si je connaissais Jean Clavreul, ce lacanien brillant, très critique de ce qu’était devenue l’École freudienne de Paris et qu’elle avait connu à la Faculté de Vincennes où il faisait cours. Aux dires de son frère Antoine, Pascaline s’était intéressée à la psychanalyse qui lui avait ouvert de nouveaux horizons car sa culture de départ était surtout artistique, ce qui ne l’a pas empêché de quitter ce groupe sectaire et corrompu.

À Pâques 1971, nous sommes allées à cinq, peut-être à l’issue des assemblées générales du mouvement, à Formentera, île des Baléares au large d’Ibiza. Il y avait Ginette Lemaître, une féministe de toujours, Agnès Villadary, une adepte de la fête, Catherine Benoît, ancienne troyskyste très branchée sur les jardins, Pascaline et moi. Pascaline avait une tendresse particulière pour ces îles où elle avait séjourné dans les années 1950 avec son père. Le Formentera d’alors, depuis les années 60, était une vitrine de la contre-culture où se mélangeaient des Vincennois, des anciens membres du SDS allemand, des artistes israéliens tels Sioma Baram et Bella Brzel, Yehuda Neiman, le peintre islandais Erro et un architecte dit le Navigateur qui construisait sur l’île des maisons auto-suffisantes…De toute évidence, le féminisme faisait partie de ces milieux contre-culturels.

Chez Pascaline, 11 rue Lepeu, dans le XIème, se réunissait le Groupe du Jeudi qui, selon Françoise Picq, avait entériné la rupture avec Psych et Po et affirmé l’importance de la politique extérieure : la Guerre du Vietnam tourmentait toujours les esprits. 

En 1977, Pascaline participe à Histoire d’Elles. Après la parution du n° 0, elle adresse à ses collègues journalistes des réflexions nocturnes sur la presse féministe. Elle souligne dans un texte de 5 feuillets, l’importance du visuel à la recherche « d’un système graphique ». Sa prose était teintée d’enthousiasme et de préciosité : « Dans chaque concert, il y a des couacs tendres et des raclements de gorge énervants, ça fait partie intégrante de la composition sonore » écrit-elle le 17 mars 1977. Il fallait alors y aller « fortissimo » et ne pas se contenter d’une petite musique : « Je ne peux décidément pas, comme me l’a demandé l’une d’entre vous, faire le hachis parmentier misérablement agressif du n° 0… en reprenant article par article ».

C’est peut-être pour cette raison que sa participation à Parole ! a mal tourné. Elle ne voulait pas être forcée à l’idéologie. 

Dans Parole !, outre un texte et de nombreux dessins, elle avait pris en charge la maquette de la Revue. Pour rompre avec une esthétique misérabiliste dans laquelle la littérature militante s’engageait volontiers, elle choisit un papier glacé lourd et fit un usage intensif de la collection de photos historiques que Nadja Ringart mit généreusement à notre disposition. Mais cette exigence de formalisme n’est pas mentionnée par l’article Entre Nous Soit dit qui définissait le collectif à l’origine de la revue : une pratique commune scellait le groupe mais pas une pensée unique. Pascaline, en sa qualité de grande ordonnatrice de la Revue, était-elle concernée par cette ligne ? D’après le texte hilarant qu’elle a signé, intitulé Lettre à mes collègues de bureau, elle semble se délester de toute pesanteur militante. « Pour ouvrir le bal du premier numéro et d’un premier tirage », elle se situe manifestement à côté : « Nous sommes montées sur nos patins à roulettes idéologiques comme d’autres sur leurs grands chevaux de bataille, ceux de la lutte des femmes » écrit-elle. Le féminisme lui semble à la fois « patinoire et la glace à briser chaque matin » : un maquillage est nécessaire pour donner « la bonne mine radicale de notre idéologie de combat », rajoute-t-elle encore.

Je n’ai jamais vu Pascaline maquillée en 40 ans de fréquentation. Pourtant la photo dans Libération du 24 mars 2021, choisie par Marie Colmant et Gérard Lefort pour accompagner leur bel article en hommage à Pascaline, la représentait avec son indéfectible rouge à lèvres Jungle Red et faisait d’elle une sorte d’icone des années 50 : lunettes en aile de papillon et boucles d’oreilles en cascades de perles. Cependant, sur le maquillage, qu’écrit-elle dans Parole ! en 1978 ? Elle y voit une « biffure » aux injures faites aux femmes : « Mascara sur les cils battus d’humiliation quotidienne agrippées à notre révolte sexuée ». Bref, le maquillage comme le féminisme était un remède à l’oppression des femmes. 

Pascaline était rebelle sans aucun doute ; elle avait la dent dure, tout en sachant manier avec art la féérie. Elle n’aimait pas notre goût d’un savoir trop proche de l’université et du gauchisme. Elle se sentait appartenir à une autre planète. « Pour moi, l’autodidacte d’une lointaine banlieue » écrit-elle encore pour marquer son étrangeté. Pourtant, elle venait des beaux quartiers ; elle avait vécu avec sa famille dans les splendides ateliers d’artistes aujourd’hui classés monuments historiques (7 rue Lebouis, 75014, Paris) et qui hébergent la Fondation Cartier Bresson. Il ne fallait pas toujours prendre Pascaline au pied de la lettre. Son côté journaliste ovni était pour elle un exercice de séduction. La déesse mousseline qu’elle incarna au théâtre à Uzès où sa mère avait une maison et un atelier, ne doit pas nous faire oublier ses deux doubles pages dans Parole ! intitulées superbement Après Marx, Avril, titre tiré d’un tract des autonomes italiens en 1977. Dans ces pages, elle réactive les symboles du mouvement de la Fraction Armée Rouge. Elle n’hésite pas à réinvestir la colère et la révolte des femmes du groupe Meinhof – Baader. Elle fait preuve d’une connaissance exceptionnelle des mouvements dont les mots d’ordre à cette époque zébraient l’Allemagne et l’Italie; elle savait le nom de Radio Alice et même elle se scandalisait des décrets de mise à l’isolement complet des prisonniers politiques (notes 40-41 de son article) et sur les abus inconstitutionnels de la RFA.

En 1979, avec Bela Elek, remarquable bibliophile, Pascaline avait signé un catalogue de la librairie Biffures (21 rue Saint-Jacques, Paris Vème) :  Histoire des Femmes et des Féminismes. Bela Elek était le frère de Thomas Elek, membre du groupe des FTP-MOI de Manouchian (l’Affiche Rouge), fusillé par les Nazis sous l’Occupation. Avec Bela, Pascaline entrait dans le monde très fermé de l’érudition et de la Résistance. En guise d’avertissement à ce catalogue, il est écrit :

« En dehors des rubriques hypocrites habituelles : érotica, sexologica, mœurs, aucun catalogue dont la femme est l’objet et le sujet unique (et le féminisme son complément) n’a jamais été publié. Il a fallu trois ans de recherches fébriles pour réunir ces 2104 volumes qui sont loin de représenter l’étendue du sujet. Outil de travail ou retour du refoulé ‘la mère comme dit Sade en recommandera la lecture à sa fille’ ». « Signé Bela Dynamo et Gasoline Klaxon ». La couverture du catalogue était illustrée par des photos de mégalithes de livres que Pascaline avait entassés dans la remise de Bela, ce qui était un forme étrange de classement, peu habituelle chez les libraires. 

Pascaline n’était pas la fée distraite que Libération voulait lui voir jouer.

Elle se mit, par la suite, à fréquenter au quotidien l’artiste Sophie Calle, plasticienne, photographe et créatrice d’événements. Pascaline a prétendu de nombreuses années après, lors d’un séjour en Normandie, que cette proximité avait été toxique et que Sophie Calle s’était inspirée de trop près de ses propres travaux et de ses théories. Son œuvre est pourtant toujours cachée. Aux dires de sa famille, elle a laissé de très nombreuses archives, carnets, dessins, écrits. L’inventaire une fois terminé nous donnera l’occasion de mieux connaître celle que l’on surnommait affectueusement à Libération, Capsuline, une styliste brillante et une artiste.

Sources :

– témoignage personnel

– informations d’Antoine Cuvelier, frère de Pascaline

– article de Libération en hommage

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Pour Pascaline Cuvelier (Facebook)

J’aimais beaucoup Pascaline : nous avons passé du temps, des vacances ensemble, à Formentera dans les années 1972-1973, mais aussi il y a 4 ans, elle est venue chez moi à Veules les Roses pour quelques jours. Tous les soirs, elle s’isolait pour regarder le coucher du soleil sur la mer. Elle avait un courage insensé ; malgré son hémiplégie, elle voulait résoudre tous ses problèmes elle-même avec une autonomie admirable. C’était une irréductible.

On pouvait apprécier, chez cette femme singulière, le caractère exigeant de ses convictions. 

J’ai le souvenir de sa vie avec Bela Elek quand elle transformait des piles de livres en œuvre d’art ; j’ai encore le catalogue qu’elle avait édité avec Bela et auquel elle avait donné son style. 

Elle avait travaillé avec Francis Berezné artiste peintre, rue Emile Lepeu dans un petit atelier vitré qui donnait sur la rue.

À notre grand regret, elle n’avait pas un bon souvenir de sa collaboration à la revue Parole dont elle avait fait la maquette. 

Pour ma part, je lui dois les couvertures de mes deux premiers livres publiés chez Maspero. Elle avait fait aussi la couverture de L’Histoire sans qualités, un des premiers recueil collectif sur l’histoire des femmes, en 1979.

Ses chroniques dans Libération sur les objets de la vie quotidienne, dans lesquelles elle mettait beaucoup d’énergie, faisaient mon admiration.

Je me souviens de ses cheveux rougis par le henné, de ses robes en imprimé noir et blanc, de ses sandales en raffia, de sa beauté sophistiquée qui captait la lumière et qui a traversé le mouvement.  Incontestablement une artiste.

Christine Fauré, mars 2021