Pascaline Cuvelier Mars 1944-Mars 2021
Pascaline est née dans une famille d’artistes, un jour de guerre à Paris. Ses deux parents ont fait avant elle, le choix de tourner le dos à leur famille conformiste, et de vivre d’amour et d’eau fraiche au gré de leurs créations. Pas facile de décider de faire les Beaux-Arts alors que l’on vous destine à la bourgeoisie aisée des familles nombreuses du Nord, où pour exister, il faut se soumettre.
Son père admirait sa beauté et comprenait son indiscipline à son égard, qui forgera plus tard son profond refus du patriarcat. Sa mère, très douce artiste, était en fait une créatrice très décidée qui lui a enseigné sans le dire, l’exigence de la qualité et le refus du compromis. Après les années de guerre où ses parents firent partie de l’étoffe des héros, ils devinrent ensemble les héros de l’étoffe, en créant une petite usine de tissus d’ameublement, les tissus Cuvelier, retissant la saga des artistes français du luxe. Les trente glorieuses permirent à la famille de réussir, mais ses parents se concentrèrent sur leurs créations, laissant Pascaline et les autres enfants, s’élever seuls, ce qui finalement est une bonne chose.
Les années de pension chez les sœurs vous forment des convictions indélébiles. Pascaline en est sortie bien décidée à ne pas obéir, à créer son sillon seule et sans religion, et à affronter son père comme un jeune cheval indomptable. Après l’adolescence, sa beauté et son charme explosif lui ont valu de splendides aventures masculines qui, jusqu’à la fin ont constitué avec cette célibataire endurcie, une saga d’amours souvent converties en solides amitiés.
Elle ne fit rien comme une sage jeune femme, tutoyant les meilleurs artistes dès le début.
Elle postulat à un concours de design organisé par la revue ELLE qui voulait désigner un jeune espoir du design et lui donner le lustre qui lui permettrait de percer, et elle gagna. Comme avant elle, les artistes de la Renaissance faisaient le chemin de Rome, elle partit en Amérique où elle revint en nous parlant d’inconnus, comme Andy Warhol, puis plus tard de Keith Haring ou Jean-Michel Basquiat.
Ses parents, ayant fait fièrement les Beaux-Arts, ne pouvaient tolérer une plante qui ne connaisse pas la voie des classiques ; elle intégra l’Ecole Julian de Montparnasse, devenue Met de Penninghen. Après 1968, elle comprit avec ses frères qu’elle apprendrait mieux seule et suivi son idéal personnel. En chemin, elle découvrit le militantisme en créant avec des femmes libres, l’un des mouvements lutant pour le droit des femmes dans le combat pour l’avortement. Chez elle, dans l’atelier de ses parents de la rue Lebouis, les hommes n’étaient plus les séducteurs glorieux et matchos, et les femmes devenaient celles qui allaient conquérir leur nouveau pouvoir au prix de luttes acharnées.
Pascaline, qui ne voulait rien devoir à ses parents, trouva sa voie : le journalisme et l’écriture sur l’Art.
Le journal Actuel lui donna sa chance et ses premiers reportages, puis vinrent de très nombreuses collaborations avec Beaux-Arts, les journaux Condé-Nast, Intramuros Design, Jardin des Modes, et enfin Libération de 1987 à 1996. Libé a été son Alma Mater et bien qu’elle fût très indépendante, lui a permis de rencontrer des équipes très motivantes et des individualités exceptionnelles. Elle y devint l’oracle des beaux-arts, spécialisée en architecture, domaine négligé souvent par les journalistes.
Décrire le style ou l’œuvre d’une journaliste révoltée et exigeante est impossible. Elle a construit patiemment un corpus d’idées tentant à partir de ses réflexions sur la société et la place du design, d’expliquer les parcours individuels dans ce qu’ils avaient de novateur. La création passionnée et raisonnée, la reconnaissance du design, les créateurs utilisant des moyens pauvres ou ceux qui étaient en marge étaient ses terrains de découverte.
Elle tissait des liens avec les artistes qui allaient devenir les influenceurs de nos temps modernes, comme on disait sous la quatrième république. Ces amitiés donnèrent lieu à des échanges que nous avons retrouvé dans ses carnets qui témoignent d’une richesse inconnue car elle posait les questions de fond sur l’art, tentant de regrouper et d’assembler les pièces impossibles du grand puzzle.
Après l’une des explosions de Libé, elle fit un détour dans les arts du spectacle en créant des costumes, puis retourna à l’écriture avec Echo International, Intramuros, Dépêche Mode, et fit quelques films sur l’art avec les Films du Siamois.
Ce que l’on ne savait pas, c’est qu’elle n’a jamais cessé de remplir des carnets de dessins, de textes, de notes qui pourraient être comme avec ceux de Da Vinci, une mémoire de ses réflexions à destination d’elle-même. Nous avons de splendides pages de tapuscrits, tapés soigneusement sur sa machine à écrire rouge Olivetti Valentine, elle-même créée par Ettore Sottsass, qui deviendra plus tard son ami et amant, qui voulait qu’elle vienne vivre et créer avec lui en Italie.
Il y a de tout, mélangé, entre le compte-rendu d’une conversation de bistrot sérieuse avec un artiste, une liste de courses à faires, un plan de meuble à réaliser, des recettes de cuisine de sa mère.
Il y a au milieu ses dessins, ses croquis, ses aquarelles, ses plans. C’est totalement spontané et génial. Monde passionnant dans lequel nous ne sommes pas encore entrés, mais c’est un témoignage de l’art du XXe siècle. Sa raison de vivre était d’être constamment en quête de nouveautés qui la passionnaient.
Lorsqu’on l’a connue, elle imprimait une intensité rare dans la réflexion, ne tolérant jamais la médiocrité ambiante, s’élevant toujours vers l’impossible exigence de l’artiste qui se pose les questions de fond sur ce qui est vrai et utile dans son art et trouve ses propres réponses, très souvent incomprises. Elle était tellement exigeante intellectuellement, tant pour elle-même que pour les autres, qu’elle est devenue une sorte d’oracle qui accrochait une intensité de relation sans précédent.
Mais sa santé vacillante a eu raison de son énergie indomptable. L’épidémie du siècle l’a emportée, mais le petit cheval s’est battu courageusement jusqu’au bout. Un jour de mars, il s’est enfui vers l’infini, là où nos héros de l’art n’arrêtent pas de discuter autour d’un café, en se chamaillant avec un regard d’enfant. Retournez-vous vite ! Vous risquez de la revoir.
ACu ° 22 Mars 2021